Calice du Pape Pie XI

Calice, vermeil, émail, poinçon Poussièlgue-Rusand Fils, hauteur 25cm, diamètre 15cm, patène 16cm, 1927.


Parmi les trésors d'orfèvreries des collections de la Compagnie des Prêtres de Saint-Sulpice se trouve une pièce étonnante par son iconographie, mettant en scène non pas l'Histoire sainte ou l'histoire d'une figure de sainteté, mais celle, très humaine, de l’Église de France de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle, de ses antagonismes et de sa réconciliation autour du successeur de Pierre.

 calice 1Figure 1. Vue générale. (c) Cl.Savary

 

UNE GALERIE DE PORTRAITS

L'orfèvre est Maurice Poussielgue-Rusand (1861-1933), fils du célèbre entrepreneur en objets religieux du 5 de la rue Cassette à Paris, Placide Poussielgue-Rusand, à qui il a succédé depuis 1889 (fig. 2). L'usage d'une forme traditionnelle, silhouette élancée, nœud de préhension, large coupe évasée, et de petits motifs végétaux néo-classiques ne suffisent pas à estomper l'originalité de la mise en œuvre de ces formes, mêlant relief délicat et fine végétation gravée rehaussée d'or rose sur les fleurettes, en plus de l'absence de fausse-coupe, qui donne à cette œuvre un pied dans la tradition des styles antiques et un autre dans la nouveauté de l'art-déco.

calice_2.jpgFigure 2. Poinçons Poussièlgue-Rusand Fils, Minerve. (c) Cl.Savary

 

Le caractère le plus singulier de ce calice ne repose cependant pas dans son style mais dans le choix des figures qui ornent les seize médaillons d'émail d'une grande qualité technique, alliant transparence, opacité et nuance.
Sur la coupe, quatre grands médaillons ovales figurent des moments clefs de l'histoire du catholicisme français, en particulier dans ses relations avec le Saint-Siège, assez récemment réduit à la cité vaticane. Ces événements du XIXe siècle forment un contraste avec la profonde crise anticléricale des années 1880-1910, qui vit la suppression des congrégations et la révocation du concordat. Le plus ancien épisode choisi est précisément la signature de ce dernier, le 15 juillet 1801, par Jérôme Bonaparte et le cardinal Consalvi, représentés ici en présence de Napoléon Bonaparte.


À côté, toujours en lien avec la France, est représenté le Voeux national, associé à la date du 24 juillet 1873, vote par l'Assemblée nationale de la reconnaissance d'utilité publique qui permit la construction de la basilique de Montmartre (fig. 3). Il s'agit de l'aboutissement d'une série de vœux inspirés par la volonté de réparation des attaques contre la foi que représente pour beaucoup de catholiques d'alors les atteintes à la souveraineté temporelle du Pape et les révolutions françaises, qui culminent dans la défaite de 1871, considérée comme une punition divine. Dans un paysage de colline surmontée des moulins montmartrois, un ange offre une maquette d'église à Jésus qui pointe du doigt son Sacré-Cœur. La silhouette de la maquette est un peu confuse. Il pourrait s'agir d'une représentation très maladroite de la basilique, pourtant terminée depuis plusieurs décennies. Les deux autres événements sont liés à l'affirmation de la primauté pontificale au cours d'un siècle marqué en France par un fort courant ultramontain qui avait pris le contre-pied du gallicanisme de l'Ancien-Régime. Ces médaillons représentent la proclamation de deux dogmes par Pie IX, celui de l'Immaculée Conception en 1854, et de l'Infaillibilité pontificale en 1870. Ces quatre grands médaillons sont séparés par quatre petits, surmontés de la tiare et des clefs de saint Pierre, contenant les portraits des derniers souverains pontifes : Pie VII (1800-23), suivi de Grégoire XVI (1831-46), Pie IX (1846-78), Léon XIII (1878-1903) et Pie X (1903-14). Léon XII, Pie VIII et Benoît XV sont omis, peut-être à cause de la brièveté de leur pontificat ou de la moindre importance de leur intervention dans les questions françaises illustrées ici.
calice 3Figure 3. Coupe, Voeux National. (c) Cl.Savary

Sur le nœud sont placés quatre portraits réunissant une génération de prêtres et laïcs qui se sont illustrés dans la pensée catholique du siècle écoulé, Henri Lacordaire (1802-1861), restaurateur des dominicains en France, Charles de Montalembert (1810-1870) figure de proue du catholicisme social, dom Prosper Guéranger (1805-1875), fondateur de la Congrégation de Solesmes et Louis Veuillot (1813-1883), journaliste engagé. Sur le pied se trouvent quatre autres portraits, deux cardinaux, Charles Lavigerie (1825-1892), archevêque d'Alger, célèbre pour son ralliement à la république et sa croisade anti-escalvagiste et Louis-Édouard Pie (1815-80), évêque de Poitiers, ultramontain et tête de file du courant intransigeant, et deux évêques, Charles-Émile Freppel (1827-1891), évêque d'Angers, Félix Dupanloup (1802-1878), évêque d'Orléans, tous deux très impliqués dans la politique nationale, ils furent respectivement députés du Morbihan et du Loiret, et la défense de l'enseignement catholique (fig. 4). calice 4Figure 4. Pied, Félix Dupanloup. (c) Cl.Savary

La mise en avant du choix très réfléchi des scènes et des personnages est accentuée par la présence de nombreux phylactères, évitant le moindre doute sur les scènes ou les personnages représentés. C'est bien une histoire réconciliée du catholicisme français qui est ici mise en scène.

 

UNE ICONOGRAPHIE DE RECONCILIATION

Cette galerie de portraits associe de manière paradoxale les deux principaux courants intellectuels et politiques du catholicisme français du XIXe siècle. Ces mouvements connurent une histoire complexe, chaque position personnelle devant être nuancée. Toutefois, considérées comme elles le sont sur ce calice comme des archétypes représentatifs de ces idées, chaque figure peut être rattachée à l'un ou l'autre groupe.


Le premier réunit les partisans d'un catholicisme intransigeant, refusant l'héritage libéral, libre-penseur voire anti-chrétien de la Révolution française, dans ses implication snon seulement religieuses mais aussi politiques et sociales. Le cardinal Pie en est une figure éminente dans son combat contre le nationalisme et le rationalisme, de même que le journaliste Veuillot et d'une certaine manière dom Guéranger.


Le second groupe réunit Montalembert, Mgr Dupanloup et le Père Lacordaire, tenants d'une position modérée, voire libérale, à l'image du dernier, avocat dès 1830 d'une séparation de l’Église et de l’État dans une perspective catholique. Les relations entre ces deux groupes, tous issus de la même génération, ne sont pas inexistantes, Montalembert ayant par exemple collaboré à L'Univers dirigé par Veuillot. Tous incarnaient en effet une composante du « parti catholique » sous le règne de Louis-Philippe.


Mgrs Freppel et Lavigerie sont issus d'une seconde génération, plus directement liés au pontificat de Pie IX, avec le concile Vatican I, et de Léon XIII, tous deux défenseurs de la doctrine sociale de l’Église issue de l'encyclique Rerum Novarum. Le cardinal se fera surtout remarquer par ses prises de positions politiques, appelant au ralliement des catholiques à la république ainsi qu'à l'abolition de l'esclavage.

Ces figures de proue des deux courants majeurs du catholicisme français du XIXe siècle peuvent néanmoins être réunies autour de deux thématiques communes, l'enseignement catholique et l'infaillibilité pontificale.
La défense d'une éducation confessionnelle, en opposition ouverte avec les structures de l'enseignement publique, républicain et laïque, fut la source d'une profonde division entre les « deux France », à laquelle les loi anti-congregassionnistes cherchèrent à mettre un terme. Elle fut l'un des chevaux de batailles des intelectuels catholiques du siècle, qui y voyaient l'une des principales fondations de la résistance à la sécularisation et à l'athéisme. Dupanloup et Montalembert furent très actifs dans la préparation de la loi Falloux, ouvrant la possibilité de l'enseignement « libre », en 1850, grâce à laquelle Mgr Freppel, évêque d'Angers, put fonder l'Université catholique de l'Ouest (1875-77). Ce sujet fut cependant l'objet de discenssions importantes entre les personnes représentées sur ce calice, que ce soit entre Montalembert et Veuillot, ou entre Mgrs Freppel et Lavigerie. Aussi, bien que le sujet soit commun à ces figures, il s'agit plutôt d'une source de divergence que d'union.


La proclamation du dogme de l'Infaillibilité pontificale en 1870 lors du premier concile du Vatican apparaît comme un moment d'unité entre ces figures ecclésiastiques et laïques, libérales et conservatrices. Les réflexions de dom Guéranger et plus encore du cardinal Pie eurent un écho certain sur la rédaction de la Constitution Pastor Aeternus. Freppel, Veuillot et dans une moindre mesure Montalembert en furent des défenseurs, soit avant soit après le concile. La position de Dupanloup est plus ambigüe, quoiqu'il joua un rôle important dans sa réception mitigée en France, de même que celle de Lavigerie, dont l'approche un peu différente dans la formulation du dogme lors des débâts préliminaires n'empêcha pas l'adhésion à la conclusion du concile.


D'une manière plus générale, la cause romaine semble un élément fédérateur de ce catholicisme français divisé, dont ce calice représente la réconciliation. Le lien très fort qui unissait cause pontificale et recharge sacrale nationale dans l'esprit des catholiques français du XIXe siècle peut expliquer le choix des quatre événements représentés sur la coupe du calice, liant affaires françaises et italiennes, spirituelles et temporelles. Le caractère français est encore accentué par l'inscription en langue vernaculaire des deux premiers versets du Gloria sur la patène (fig. 5)

calice 5Figure 5. Dos de la patène. (c) Cl.Savary 

UN PARCOURS COMPLEXE : PARIS-ROME-PARIS

La genèse de cette pièce reste assez nébuleuse. Le poinçon de l'orfèvre parisien Maurice Poussièlgue-Rusand permet de la situer géographiquement, et l'inscription MCMXXVII permet de situer sa conception un peu avant 1927. Sa finalité première est évoquée par une curieuse phrase inscrite sur la tranche du pied :

+ ALOYSII FRATRES CHRISTIANAE GALLIAE PROLES SANCTISSIMO ET DILECTISSIMO PATRI PIO UNDECIMO +
(Les frères de Louis, enfants de la France chrétienne, au Très Saint et Très Aimé Père Pie onze.)

Cette inscription indique clairement qu'il s'agit d'un cadeau offert à Pie XI par un groupe de français en 1927. L'identification de ces derniers est cependant beaucoup plus difficile, et n'a pour l'instant pas été établie. L'expression Aloysii fratres est étonnante. Dans le contexte d'une catholicité française encore très monarchiste, l'expression Ludovicii filii serait plus attendue. Non seulement la forme Aloysius pour le prénom Louis est beaucoup plus rare en France qu'en Allemagne, mais le terme de frère désignerait plutôt un groupe institutionnalisé, membre d'une fédération ou d'une congrégation religieuse, que la filiation d'une figure historique, comme saint Louis.


Deux hypothèses sont envisageables, sans être parfaitement satisfaisantes. Les séminaristes de Saint-Louis-des-Français à Rome correspondraient de manière assez littérale à l'inscription, d'autant que le pape leur accorda une audience le 25 mars 1927, rapporté par l'édition du 27 mars du journal La Croix. La mise en valeur de personnalité ayant défendu à la foi l'enseignement catholique et la fidélité au pape serait par ailleurs assez appropriée. Chacune de ces personnalités peut être reliée à cette institution, la plupart y ayant séjourné, à l'exception de dom Guéranger qui, sans y être jamais venu, y était indirectement présent par l'adoption de ses opinions musicales.


Cependant, le peu d'informations données sur cette audience ne font pas état de cadeau offert au pape, et la personnalité de son supérieur, Henri Le Floch (1862-1950), ne correspond pas vraiment à l'iconographie évoquée précédemment. Religieux spiritain nommé recteur du séminaire en 1902, il est connu pour ses positions intransigeantes et anti-libérales et sa proximité avec l'Action française et la pensée de Charles Maurras. Leur condamnation par le Saint Siège en 1926 ne le rend pas moins virulent dans ces opinions, entraînant sa disgrâce en juillet 1927, à peine quatre mois après leur visite au Pie XI. Ce contexte est en décalage avec le choix de figures de différents bords politiques évoquant l'union des forces catholiques derrières le souverain pontife, ce qui oblige à considérer cette hypothèse avec prudence. D'autres groupes, comme la Fédération des Catholiques de France sous l'égide du général de Castelnau, pourraient être candidats, par exemple à l'occasion de la tenue de leur Ve Congrès national, mais il n'est pas mentionné de visite au Saint Père.

L'histoire de ce calice ne s'arrête cependant pas là, comme l'indique une autre inscription placée sous le pied du calice :

PIUS XI P.M. ANNO SAERDOTII SUI QUINQUAGESIMO D.D.D.D. [Dono Dedit Dono Dedicavit]
(Pie XI, grand pontife, en son jubilé sacerdotal, donna et offrit en cadeau.)

À la Noël 1929, le Pape Pie XI célébra avec des évêques du monde entier le cinquantième anniversaire de son ordination comme prêtre. Depuis le Moyen-Âge, le cinquantième anniversaire, qualifié de jubilé, est un anniversaire symbolique important, aussi fut-ce l'occasion de nombreuses visites de délégations de fidèles, apportant de nombreux cadeaux, à l'image du calice commandé par souscription des lecteurs du journal La Croix à l'orfèvre Jules Chéret (1936-32) et présenté à Rome en leur nom par Gervais Quénard, supérieur des Augustins de l'Assomption (fig. 6).

 calice 6Figure 6. La Croix, 21 novembre 1929, détail de https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k412600f/f3.item

Cette occasion fut aussi particulièrement marquante pour la Compagnie des Prêtres de Saint-Sulpice. En effet son supérieur général, Jean Verdier (1864-1940), venait d'être nommé archevêque de Paris. Il se joignit donc à la délégation épiscopale française menée par le cardinal Charost1. Pour marquer sa reconnaissance à sa personne pour « sa foi et son apostolat »2, à la Compagnie pour son implication dans la collaboration entre l'épiscopat et les mouvements d'Action française, mais aussi envers Paris et plus généralement la France, le Saint Père fit au nouveau prélat l'honneur de lui donner lui-même la consécration épiscopale dans la chapelle sixtine, le 29 décembre 1929, quelques jours après le jubilé, lui conférant la dignité cardinalice par la même occasion3. C'est alors que le calice fut offert au nouveau cardinal, reprenant ainsi le chemin de la France. En 1940, sa succession fut partagée entre le diocèse et la compagnie, dont il était resté supérieur, ce qui constitue une exception unique dans l'histoire des sulpiciens. Le calice fut attribué à ces derniers, qui l'employèrent dans la chapelle de la Solitude à Issy-les-Moulineaux jusqu'en 2015.
calice 7Figure 7. Armes du pape Pie XI frappées sur la boite du calice.

Que MM. Bernard Berthod, conservateur du musée de Fourvière (Lyon) et Gaël Favier, conservateur du Musée Notre-Dame de l'abbaye (Carcassonne) soient remerciés pour leur conseils et leurs encouragements.

 

Note 1 : La Croix, 21 décembre 1929.
Note 2 : La Croix, 8 décembre 1929.
Note 3 : La Croix, 31 décembre 1929, en donne de nombreux détails.

 


Collection de la Compagnie des Prêtres de Saint-Sulpice

Clément SAVARY, consultant auprès du Comité du Patrimoine
Province de France de la Compagnie des Prêtres de Saint-Sulpice