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(3) Le pessimisme de l’École française est contrebalancé par son appréciation généreuse de la capacité humaine à l’égard de Dieu.

Comparée à la grandeur divine, la personne humaine est comme rien – mais dans ce néant se trouve justement une radicale réceptivité à l’égard de la vie divine. Il me semble que cet élément de l’enseignement de l’École française a souvent été ignoré – et qu’il se démarque bien du concept étroit et passif de « puissance obédientielle », en vogue à l’époque.


L’École française, avec sa vision généreuse de la capacité humaine de Dieu, a-t-elle influencé quelqu’un comme Henri de Lubac, dans son travail révolutionnaire sur l’ordre surnaturel ? C’est tout à fait possible – mais la question tombe en dehors de l’horizon de cette conférence. Je souligne toutefois que cette vision de l’homme capax Dei est capitale pour comprendre le christocentrisme de l’École française et l’accent qu’elle met sur la communion avec les mystères du Christ. C’est ce que nous allons maintenant aborder.

(4) Le cœur de l’École française est son christocentrisme et son orientation sur la communion avec les mystères du Christ. De fait, l’insistance de l’École française sur l’anéantissement se comprend le mieux en lien avec son insistance plus forte encore sur la centralité du Christ et sur la communion avec lui en ses mystères.


C’est grâce à son parcours spirituel personnel que Bérulle a eu cette intuition. Il l’a décrite en termes de « révolution copernicienne » (laquelle révolution était encore considérée, à l’époque, comme une sorte de théorie inédite). Comme Copernic nous a aidés à voir comment la Terre évolue autour du soleil et non l’inverse, pareillement Bérulle a saisi que le Christ est comme le soleil et que nous (Bérulle et nous autres) sont en orbite autour du Christ, et non l’inverse.


Le point de mire de Bérulle et de ses disciples était le Verbe incarné. Il paraît que le pape Urbain VIII ait appelé Bérulle « l’apôtre du Verbe incarné ». Bérulle et ses disciples considéraient tous les événements de la vie du Christ – son enseignement, les miracles, sa mort, sa résurrection et son ascension – à travers le prisme de l’incarnation. Dom Columba Marmion a résumé cet aspect de l’École française en disant : « Toute la sainteté que Dieu a destinée à nos âmes a été mise dans l’humanité du Christ, et c’est à cette source que nous devons puiser . »


Selon l’École française, nous puisons dans l’humanité du Christ par la communion à ses mystères. La prière de M. Olier, comme celles des autres maîtres de l’École française, demande à Jésus, vivant en Marie, de nous accorder « la communion à ses mystères ». Cette communion aux mystères du Christ est le leitmotiv de l’École.


Dans l’oraison, nous nous assimilons la pensée, les sentiments et les vertus du Christ. L’oraison est un pèlerinage intérieur vers les « mystères » ou les « états » dans la vie du Christ. Elle est bien plus qu’une aventure imaginaire dans la vie du Christ ; plutôt, elle est la voie qui permet d’approfondir notre communion avec le Christ qui vit en nous par le baptême, l’Eucharistie et le sacrement de réconciliation . Elle implique une « rencontre » avec le Christ dans ses mystères, où l’humanité du Christ révèle la bonté et la gloire du Père.


Saint Jean Eudes expose avec clarté l’importance de cette communion mystique mais réelle. Notre vocation, dit-il, est de « continuer et d’accomplir » les « états et mystères de Jésus ». Ces mystères sont accomplis en Jésus, mais ils ne le sont pas encore en nous, membres du Corps mystique du Christ. Selon le dessein salvifique de Dieu, le Christ doit « compléter en nous les mystères de son incarnation, de sa naissance et de sa vie cachée, en se formant en nous et en naissant en nos âmes par les saints sacrements du baptême et de la divine Eucharistie, en nous faisant vivre une vie spirituelle intérieure cachée avec lui en Dieu . » Cette dimension sacramentelle et donc pneumatologique de la communion implique d’une certaine manière un lien « ontologique » avec les mystères.


Le christocentrisme de l’École française est important pour un certain nombre de raisons. D’abord, son insistance sur l’humanité du Christ illumine la dignité humaine. Si l’École française appelait à un radical anéantissement, elle enseignait aussi que l’humanité du Christ peut donner forme à notre humanité. Ceci permet d’apercevoir à l’horizon l’enseignement de Gaudium et spes, n° 22, qui propose une « anthropologie christologique » : c’est le Fils incarné de Dieu qui donne la lumière ultime sur la dignité humaine . C’est l’axe de toute la doctrine sociale de l’Église.


L’École française a préparé tout un terrain pour une « théologie de la rencontre ». Ses représentants n’arrêtaient pas de répéter les paroles de saint Paul : « Ce n’est pas moi qui vis ; c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20). La vie chrétienne n’est pas qu’un effort d’imiter Jésus, et encore moins une affaire de réceptionner des grâces anonymes ; elle est plutôt une rencontre avec le Christ, qui habite en nous, qui nous parle et agit en nous.


L’insistance sur la « rencontre » du Christ indique une nouvelle appréciation du rôle de l’Esprit Saint dans la vie chrétienne – et ceci aussi est devenu une thématique de Vatican II. C’est l’Esprit qui nous relie au Christ et qui lui permet de vivre en nous. Les écrits de l’École française m’ont toujours frappé par leur orientation profondément trinitaire. L’accent mis sur l’humanité du Christ ; le sens approfondi de la dignité humaine ; la conviction que le Christ demeure en nous par notre ouverture à l’Esprit : voilà ce qui me semble les principaux ingrédients de la Nouvelle Évangélisation.


Je suis d’avis que l’enseignement de l’École sur la communion aux mystères est compatible avec, et peut-être même apparenté à l’intuition majeure de Dom Odon Casel au sujet de la liturgie. Celle-ci serait l’actualisation concrète des mystères de la vie du Christ – son incarnation, sa vie cachée, son enseignement et ses miracles, et surtout le mystère pascal du Fils incarné de Dieu . Cette intuition a grandement contribué à une nouvelle compréhension de la liturgie. Le Catéchisme de l’Église catholique affirme bien que « la Liturgie chrétienne non seulement rappelle les événements qui nous ont sauvés, elle les actualise, les rend présents. » Ces événements sont uniques, « une fois pour toutes » (cf. Rm 6, 10 ; He 10, 10 ; 1 P 3, 18), à la fois enracinés dans le temps et participants de l’éternité de Dieu, actualisés dans la liturgie par l’action de l’Esprit . Dans la liturgie non seulement nous recevons les effets des actes sauveurs du Christ, mais aussi nous prenons part à ces mêmes actes sauveurs (mystères), au point que le Christ est formé en nous, individuellement et dans la communauté de foi. Quand M. Olier et d’autres demandaient dans la prière la « communion aux mystères » du Christ, ils prédisaient, je le pense, l’enseignement contemporain sur la liturgie et proposaient une piété profondément compatible avec la liturgie.


L’enseignement moral de l’École française est également christocentrique, et a donc un intérêt pour notre époque. L’École considère la vie morale au-delà de l’union entre la grâce et la vertu naturelle. La vie morale implique certainement cette union, mais elle découle plus fondamentalement de la communion vitale avec le Christ : « Christ en nous, l’espérance de la gloire » (Col 1, 27). La vie morale chrétienne relève de l’adhésion personnelle à l’humanité du Fils de Dieu ; elle s’assimile, pour ainsi dire, les pensées de Jésus, ses sentiments et ses vertus. La formation morale du chrétien n’est pas simplement acquérir des vertus abstraites sous l’effet de la grâce, mais plutôt la formation continue du Christ en nous, initiée au baptême, une formation réalisée dans la force de l’Esprit. Ainsi, les vertus que nous devons développer en nous sont les vertus même du Christ dans son humanité.


Comme l’écrivait Bérulle, « La vie chrétienne est la continuation et l’accomplissement de la vie de Jésus ». Sous le vocable de « vie chrétienne », je pense que l’École française inclut aussi bien la vie d’oraison et la vie morale que l’activité apostolique.


J’aime les lumières que l’École française donne à la théologie morale. Je pense qu’elles annoncent déjà l’appel de Vatican II à renouveler la théologie morale « (…) dont la présentation scientifique, plus nourrie de la doctrine de la Sainte Écriture, mettra en lumière la grandeur de la vocation des fidèles dans le Christ et leur obligation de porter du fruit dans la charité pour la vie du monde . » C’est le cri lointain d’une théologie morale trop préoccupée de systèmes, de règles, de conséquences et de casuistique. L’approche de l’École française est à la fois biblique et patristique, du monde et d’au-delà du monde ; elle illumine les puissances de la raison pour éclairer la condition humaine tout en restant préoccupée de l’avancement vers la sainteté et de la mission de l’Église.

(5) Le christocentrisme de l’École donne un sens renouvelé de l’Église. De la « communion aux mystères » découle un sens vif de l’Église. En enseignant que les mystères du Christ doivent vivre et grandir dans les baptisés et s’accomplir en eux et par eux, l’École française a revivifié la doctrine paulinienne de l’Église comme Corps du Christ – d’une manière qui selon certains annonce déjà l’enseignement de Lumen gentium.


Pour l’École française, le fait d’être membre de l’Église n’est pas tant un statut juridique qu’une incorporation dans le Christ et ses mystères. Ceci ne se restreint nullement au clergé et aux religieux, mais concerne tout baptisé – comme nous le voyons illustré dans le nombre de missions paroissiales prêchées par ces maîtres spirituels. Le sens vif de l’Église est également patent dans les couvents carmélitains que Bérulle a aidé à installer en France, ainsi que dans le renouveau général de la vie religieuse à cette époque.
Il apparaît encore dans les figures féminines laïques associées à l’École française, des femmes à la fois instruites, priantes, influentes et charitables, comme le montrent les conversations au salon de Madame Acarie . À mon avis, tout cela annonce l’insistance de Vatican II sur l’appel universel à la sainteté – un thème qu’il faut constamment rappeler.

(6) L’École française, enracinée dans la communion au Christ et à ses mystères, se caractérise par un esprit apostolique intense, un esprit apparenté à celui de la Nouvelle Évangélisation. Il a parfois été dit que l’École française, à cause de son effort d’engendrer en chacun une communion aux mystères du Christ, menait l’appel universel à la sainteté un peu trop loin. Il a été suggéré qu’ils ont voulu rendre tout le monde contemplatif – et certainement la plupart des maîtres de l’École française, sinon tous, étaient eux-mêmes des mystiques.


Je suis tout de même fortement interpellé par cette ferveur apostolique qui cherchait à produire en chacun une vive rencontre avec le Christ et la capacité de marcher avec le Christ tout au long du voyage spirituel. Je la rapproche de l’appel du pape François à devenir des disciples missionnaires, des hommes et des femmes de manifeste sainteté qui ont véritablement rencontré le Seigneur, qui grandissent dans la vie du Christ et qui sont ainsi tout préparés pour témoigner du Seigneur pendant qu’ils avancent avec les autres sur le chemin de la vie chrétienne.


Peut-être avons-nous des choses à apprendre de l’École française dans nos efforts de former des disciples qui mèneront d’autres non seulement à une rencontre individuelle avec le Christ, mais aussi à une rencontre publique au milieu de la communauté paroissiale, dans la Parole et dans les sacrements.


L’esprit missionnaire de l’École française ne se réduit pas au seul désir de faire grandir l’Église ou d’étendre son influence. Cet esprit s’inspirait plutôt de la communion avec les mystères du Christ dans le Saint-Esprit – tout doit être fait dans l’Esprit de Jésus Christ, le Verbe incarné. L’historiographie atteste les milliers de missions paroissiales prêchées à travers toute la France du XVIIe siècle. Les maîtres de l’École française dirigeaient souvent des communautés paroissiales florissantes – non seulement en termes de nombres, mais aussi en termes d’activités apostoliques et diaconales – grâce à une charité évangélisatrice.


À cela, il faut ajouter la montée de l’activité missionnaire à l’étranger, portée par des instituts religieux nouveaux ou renouvelés d’hommes et de femmes. Cela fait rêver, à l’époque où nous sommes.
À l’époque qui est le nôtre, où l’Église peine à évangéliser, où les moyens ordinaires de la mission ne semblent plus fonctionner, je pense que nous avons beaucoup à apprendre de l’esprit missionnaire de l’École française. À notre époque, seulement entre 20 et 25 pourcent des baptisés assistent régulièrement à la messe. La qualité de vie familiale et la pratique sacramentelle déclinent. L’École française peut nous aider à « lire les signes des temps » et à y répondre avec fidélité, générosité et efficacité.

(7) L’École française a compris la grandeur du sacerdoce. Ceux qui s’inscrivaient dans sa mouvance se dévouaient au renouveau de la vie et de la vertu sacerdotales. Il est vrai que nous voyons chez Bérulle déjà une préoccupation pour la formation des prêtres, mais c’est votre fondateur Jean-Jacques Olier qui est allé le plus loin dans ce sens. L’état du clergé dans la France du XVIIe siècle était assez déplorable. Apparemment, il y avait trop de prêtres et trop peu de choses à faire – une mauvaise recette, à mon avis ! Par voie de conséquence, la médiocrité et la corruption se sont développées dans le clergé.
Il a été dit que le pape François peut se montrer dur avec des évêques, des prêtres et de séminaristes trop préoccupés d’eux-mêmes. En cela, il a quelque chose en commun avec M. Olier et ses compagnons. Tous avaient déclaré la guerre à la médiocrité sacerdotale.


Le directeur spirituel de Jean-Jacques Olier, le père Charles de Condren, l’avait persuadé de se consacrer au renouveau de la formation des prêtres selon les lignes de l’École française – de restaurer le sens de la grandeur du sacerdoce, ce sacerdoce qui joue un rôle crucial pour rendre présent le Christ et ses mystères .


Cette grandeur est sans rapport avec le cléricalisme étriqué, qui est plutôt à ses antipodes. Par son insistance sur la direction spirituelle et l’adoration eucharistique , Olier cherchait à former des prêtres profondément imprégnés de l’esprit du Christ, des hommes capables de développer une familiarité avec le Christ et ses mystères dans l’oraison, des prêtres qui seraient d’authentiques « porte-Christs », rempli d’un esprit missionnaire.


Pour Olier, comme pour les autres auteurs de l’École française, il n’y avait aucune opposition entre l’instruction et la sainteté – puisque tous ces maîtres étaient à la fois instruits et saints. Pareillement, il n’y avait aucune discontinuité entre la sainteté et l’activité apostolique. Bien au contraire, l’une et l’autre étaient inséparablement liées. Franchement, en 40 ans de prêtrise dont 22 d’épiscopat, j’ai pu vérifier cela dans ma propre vie et dans la vie de centaines de prêtres.


Le prêtre qui aime l’Écriture au point de la respirer ; le prêtre qui étudie soigneusement la Tradition avec un esprit aiguisé et un cœur aimant ; le prêtre qui s’imprègne de l’esprit du Christ en méditant ses mystères, en faisant quotidiennement une lectio divina et prie devant le Saint-Sacrement ; le prêtre qui est conscient des véritables dimensions de son sacerdoce quand il ouvre la Parole et célèbre les mystères avec une vénération aimante ; le prêtre qui soigne « la paroisse » de sa propre âme par une direction spirituelle régulière et par la confession – développant ainsi en permanence une saine conscience de soi et de sa dépendance à l’égard de l’Esprit Saint – un tel prêtre portera d’abondants fruits dans la vie de l’Église.


Il attirera des personnes vers la foi. Il trouvera et formera ses coopérateurs. Il éveillera des vocations au sacerdoce, à la vie consacrée et au mariage. Il sera le prêtre dont les gens ont besoin. Il conduira, enfin, de nombreuses personnes vers la miséricorde de Dieu et vers la sainteté, en vivifiant la communauté paroissiale, en en faisant une pierre vivante du temple qu’est le Corps du Christ.
Certains propos de M. Olier résonnent dans mon cœur : « Si dans un séminaire il y avait trois hommes apostoliques avec les vertus évangéliques de la connaissance et de la sagesse, cela suffirait à sanctifier un diocèse entier . » Comme je ne suis pas aussi saint que M. Olier, j’en demande plus que trois !


Un patrimoine qui montre le chemin
Merci de m’avoir donné l’occasion de partager ces pensées. Je conclus simplement en disant que la Compagnie de Saint-Sulpice est bénie d’avoir ses racines solidement plantées dans la terre de l’École française. J’ai essayé de montrer pourquoi je crois que ce beau et riche patrimoine spirituel doit toujours être redécouvert, exploité et appliqué mutatis mutandis à notre propre époque.


Je suis bien conscient que nous vivons dans un monde très différent de celui du XVIIe siècle en France. Cependant, la sainteté, la sagesse et le zèle missionnaire arrivent toujours à transcender les époques et à s’adresser à des générations successives d’une façon qui illumine et inspire. Bérulle, Olier, saint Jean Eudes, saint Vincent de Paul et d’autres nous l’ont bien montré.


Comme ceux-ci étudiaient l’Écriture, l’œuvre des Pères et le témoignage des grandes figures du renouveau incessant de l’Église comme saint Bernard, pareillement nous pouvons étudier les maîtres de l’École française pour mieux saisir le renouveau demandé à notre époque par le concile Vatican II – et par le défi des situations pastorales auxquelles nous sommes confrontées.


Je crois fermement qu’en intensifiant résolument vos efforts pour redécouvrir, exploiter et appliquer les enseignements de l’École française, la Compagnie de Saint-Sulpice contribuera à hâter le « printemps » que saint Jean-Paul II appelait à l’aube du nouveau millénaire. M. Olier a dit un jour que « le cœur du prêtre doit être aussi grand que l’Église ». Merci d’entretenir devant nous la vision de M. Olier – et d’en vivre – et de la partager avec des générations de prêtres et de séminaristes, ici à Baltimore et ailleurs dans le monde. Que Dieu bénisse votre travail de formation de prêtres ad multos annos !

+William E. Lori