Mai 2024
Jacobi Foroliviensis in Primum Avicène Canonem Expositio cum Questionibus eiusdem ac indice dicti cujusque in marginibus appositi. Huic etiam nove impressioni scito additam fore expositionem preclari Jacobi de Partibus Ultramontani super capitulis videlicet De regimine ejus quod comeditur & bibitur. VII. Et de regimine aque & vini. VIII. Doc. II. Fen. III. Primi. De quibus nulla per Jaco[bum] For[liviensem] inventa est eruditio. 1518, 243 ff., (31 x 21.5 cm)
La bibliothèque Jean-Jacques Olier possède en son sein, un ouvrage dont la première partie (ff. 1-179) est un commentaire par Jacques de Forli – médecin à Padoue au XIVe siècle – d’une partie du Canon d’Avicenne, nous donnant ainsi l’opportunité de présenter cet homme incroyable et son œuvre majeure.
Avicenne : un savant du Moyen Âge hors du commun
Philosophe, médecin, mathématicien, poète et homme d’état perse, Abū 'Alī al -Ḥ usayn ibn 'Abd Allāh Ibn Sīnā, connu en Europe sous le nom latinisé d’Avicenne (Fig. 1), est l’un des savants les plus brillants du monde islamique de son temps.
Né le 7 août 980 à Boukhara (actuel Ouzbékistan), il montre dès l’enfance de grandes dispositions intellectuelles. Sous la conduite d’un maître, cette précocité doublée d’une mémoire extraordinaire, lui permettent d’intégrer de nombreux savoirs. S’il maitrise parfaitement la littérature et le Coran, il excelle dans les mathématiques. Il va également s’intéresser à la philosophie, en particulier celle d’Aristote, mais également à la médecine qu’il considère comme une science facile. Dès lors, il va s’attacher à lire les œuvres de grands auteurs tels que Hippocrate (Fig. 2), Dioscoride (Fig. 3), Galien (Fig. 4) ou encore Rhazès (Fig. 5). Puis, entre à la renommée Académie de Gondishapur, dont il ressort officiellement médecin à l’âge de 16 ans.
Peu de temps après son entrée à l’Académie, il appelé au chevet du prince Nouh ibn Mansour, terrassé par de violentes coliques. Avicenne diagnostique une intoxication au plomb contenu dans les peintures décorant la vaisselle royale. La guérison du prince lui permet alors d’accéder à la grande bibliothèque royale des Samanides.
Sa connaissance médicale est si importante, qu’à l’âge de 17 ans, il donne des cours à l’hôpital de Boukhara, cours qui seront même suivis par des médecins étrangers. Dans son autobiographie, il écrit avoir assimilé tous les savoirs de son temps à l’âge de 18 ans seulement.
Contraint à l’exil après avoir été faussement accusé de l’incendie de la bibliothèque royale, Avicenne part vers le Khârzem, au sud de la mer d’Aral, où il commence la rédaction de ses premiers ouvrages, il n’a alors que 21 ans.
A cause de l’instabilité politique dans la région, Avicenne fuit de nouveau et s’installe à Gorgan au nord-est de l’Iran. Quatre ans plus tard, en 1014, la guérison de l'émir bouyide Chams ad-Dawla à Hamadan (ouest de l’Iran), lui ouvre encore une fois les portes d’un palais. Cette fois, la récompense est encore plus grande puisqu’il accède à la plus haute fonction, celle de vizir. Malgré le travail conséquent que demande ses nouvelles activités politiques, Avicenne n’en n’abandonne pas pour autant la rédaction de ses ouvrages en s’y consacrant durant la nuit.
Après la mort de l’émir en 1021, Avicenne est laissé à la merci de ses opposants, ce qui lui vaut d’être emprisonné pendant quatre mois, qu’il met à profit pour continuer sa rédaction.
Deux ans plus tard, il réussit à quitter Hamadan pour se réfugier auprès du prince d’Ispahan (centre de l’Iran) où il passera quatorze années à écrire de nombreux traités astronomiques, philosophiques, scientifiques et linguistiques. Sa renommée traversant les frontières, il continue d’être appelé à travers la Perse, la Mésopotamie ou le Turkestan, auprès des princes ou des plus humbles.
Avicenne s’éteint à Hamadan en 1037 à l’âge de 57 ans des suites de maux de ventre inexpliqués (cancer, dysenterie, empoisonnement ?), laissant derrière lui une œuvre considérable avec plus de 200 ouvrages connus à ce jour. Majoritairement rédigés en arabe classique, mais également en perse, ses écrits sont de tailles variables, pouvant être de courts textes comme de véritables encyclopédies (comme son Canon de la médecine), et traitent de tous les domaines de compétences qu’Avicenne maîtrisaient : philosophie, linguistique, médecine, mathématiques astronomie, etc.
Lieu de pèlerinage encore aujourd’hui, le tombeau d’Avicenne situé près de Hamadan subi une transformation dans les années 50. En lieu et place d’une simple « lanterne des morts » en granit, un gigantesque mausolée est érigé dont la pièces maîtresse est une tour composée douze colonnes – symbolisant les douze branches du savoir d’Avicenne – surmontées d’un dôme conique.
Le Canon d’Avicenne
Parmi tous les écrits d’Avicenne, le plus conséquent et son plus grand succès reste son Kitab Al Qanûn fi Al Tibb (Le Livre de la Loi concernant la médecine) plus connu sous le nom de Qanûn ou Canon. Avicenne entreprend sa rédaction en 1010 à Goran pour ne l’achever qu’en 1020 à Hamadan. Dix années de travail acharné pour aboutir à une œuvre majeure qui devient la nouvelle référence dans le domaine médical jusqu’au XVIIe siècle, et ce aussi bien dans le monde islamique qu’en Europe. Utiliser comme manuel d’enseignement dans les universités occidentales, il considéré comme l’un des plus important ouvrage écrit en médecine.
Véritable encyclopédie médicale médiévale, totalisant un million de mots, le Canon est composé de cinq livres eux-mêmes subdivisés en parties, chapitres (funûn ou fen), sections et sous-sections (tractatus, summa et caput) :
- Premier livre : « Principes généraux de la médecine » traite des généralités sur l’anatomie, la santé, les traitements, le style de vie à adopter pour garder une bonne santé, etc. Ce premier volet, circule souvent séparément du reste de l’encyclopédie surtout en Europe.
- Deuxième livre : « Pharmacopée » présente par un ordre alphabétique, huit cents remèdes simples à base végétale, minérale ou animale avec des informations sur leur dosage et leur bonne conservation.
- Troisième livre : « Pathologies spéciales » porte sur les pathologies classées selon l’organe ou système touché par la maladie, et ce en partant de la tête jusqu’aux pieds, en vingt-deux chapitres.
- Quatrième livre : « Maladies impliquant plusieurs membres » concerne les maladies affectant l’ensemble du corps comme l’obésité, les fièvres, poisons, blessures, morsures et fractures. Avec un traité sur les symptômes, les diagnostics et les pronostics.
- Cinquième livre : « Aqrabadin » (liste thérapeutique) expose plus de six cents recettes détaillées de remèdes (pommades, onguents, sirops, cataplasmes, etc.) avec leurs utilisations et leurs effets associés.
Le but affiché d’Avicenne était de consigner en un seul ouvrage, toutes les connaissances médicales de son temps, en compilant les savoirs des auteurs de référence anciens (Galien, Hippocrate, Dioscoride) et plus proches (Rhazès, Ali ibn Abbas al-Majusi) de la médecine. Tout en l’augmentant de ses expériences personnelles à travers ses patients et leurs maladies, ses commentaires et ses propres observations.
Le plus ancien exemplaire du Canon rédigé en arabe connu à ce jour date de 1052. La traduction en latin de l’ouvrage d’Avicenne sous le titre Liber Canonis Medicinae par Gérard de Crémone au XIIe siècle a permis sa large diffusion dans l’Occident latin. Publié en latin à Venise en 1493, des impressions en hébreu à Milan (1473), Venise (1527) et à Rome (1593) furent également réalisées. En Europe, entre 1500 et 1674, une soixantaine d’éditions – en latin – d’une partie ou de la totalité de cette bible médicale furent publiées à destination de la formation médicale universitaire.
Malgré son succès indéniable et les qualités de l’ouvrage, le Canon finit par être remis en cause. Déjà au XIIe siècle, Averroès (médecin, philosophe et théologien musulman andalou) avait émis des réserves, jugeant l’ouvrage d’Avicenne « trop philosophique ». Mais ce n’est vraiment qu’à la Renaissance que les critiques vont se faire plus nombreuses et virulentes. Le célèbre Léonard de Vinci comptera au nombre de ses détracteurs. En effet, ses recherches sur l’anatomie humaine qu’il a pu observer lui-même, contredisent les enseignements théoriques d’Avicenne. En effet, l’islam interdisant les dissections humaines, Avicenne n'a jamais pu vérifier ses dires. Le médecin et alchimiste suisse Paracelse, brûla publiquement en 1527, le Canon ainsi que les écrits de Galien dans le feu de la Saint Jean à Bâle. La description du mécanisme de la circulation sanguine par le Britannique William Harvey en 1628, mettra un terme définitif aux théories d’Avicenne. Encore maintenu dans quelques universités, comme celles de Bologne et Padoue, la plupart vont retirer le Canon de leurs cursus, considéré alors comme obsolète.
L’héritage d’Avicenne
Si l’œuvre d’Avicenne est aujourd’hui reléguée au rang d’histoire de la médecine, ses contributions médicales sont nombreuses et ses découvertes novatrices pour l’époque.
Il accordait une grande importance à la prévention de la maladie prônant une alimentation saine, de l’exercice physique, un sommeil équilibré, une bonne hygiène, une prévention des conduites à risques et une conservation des bonnes relations avec autrui. Ces recommandations formulées plus de mille ans auparavant sont toujours valables aujourd’hui.
Précurseur de la psychothérapie, il relie le psychisme au corps, soutenant que l’esprit et les émotions ont un effet sur la santé physique. Il déclare ainsi : « Nous devons considérer que l’un des meilleurs traitements, l’un des plus efficaces, consiste à accroître les forces mentales et psychiques du patient, à l’encourager à la lutte, à créer autour de lui une ambiance agréable, à le mettre en contact avec des personnes qui lui plaisent. »
Avicenne fut également l’auteur de nouveaux procédés diagnostiques comme la méthode de percussion consistant à donner de petits coups avec les doigts sur une région du corps afin d’en déterminer l’état via l’interprétation du son ainsi produit. Il met également en avant le rôle du pouls (il en dénombre soixante variantes simples et trente complexes) ou de l’uroscopie (étude visuelle et olfactive des urines). On peut d’ailleurs observer que dans la Tabula placée en début de notre ouvrage, pas moins de quatre-vingt-trois vocables concernent l’urine. Il établi une méthodologie pour détecter la rougeole, la pleurésie, l’apoplexie, l’ulcère de l’estomac et la variole, et d’autres.
Les avancées médicales d’Avicenne comptent également la découverte du caractère contagieux de la tuberculose ou du lien existant entre les rats et la propagation de la peste, entre le diabète et l’obésité. On lui doit aussi l’idée de la transmission de certaines maladies par voie placentaire et qu’il existe des éléments invisibles présents dans l’air et dans l’eau responsables de certaines maladies infectieuses (qui sera développée plus tard sous le nom de théorie des miasmes). Citons encore sa parfaite description de l’anatomie de l’œil humain et de symptômes de la cataracte.
Les découvertes médicales d’Avicenne se comptent par milliers et touchent de nombreux domaines de la santé. En alliant théorie et pratique, Avicenne propose une vision de la médecine plus concrète, avec une vision des hommes et de leur environnement, de leurs corps et de leur psychique. Véritable polymathe, ce génie précoce a marqué l’histoire de la médecine et mérite bien son nom de « Prince des savants » ou « Troisième Maître » – après les deux grands philosophes Aristote (-324 – -322) et Fârâbi (872-950) – comme le surnommait, à juste titre, ses disciples.
Conservé à la Réserve des livres rares de la Bibliothèque de la Compagnie (Paris)
Dr. Émeline PULICANI, Bibliothécaire-Catalogueuse
Province de France de la Compagnie des Prêtres de Saint-Sulpice