Mai 2023
Légende de saint Denis. Reproduction des miniatures du manuscrit original présenté en 1317 au roi Philippe le Long. Introduction et notices des planches par Henry Martin, administrateur de la Bibliothèque de l’Arsenal, A Paris, Chez H. Champion, Librairie de la Société de l’Histoire de Paris, Quai Malaquais, 5, 1908
Plusieurs manuscrits retracent la vie légendaire de saint Denis. Celle-ci est tirée du manuscrit offert en 1317 au roi Philippe V le Long par l’abbé de Saint-Denis, Gilles de Pontoise, dont la reproduction des miniatures constitue l’ensemble de notre ouvrage.
Réalisé par un moine de l’abbaye de Saint-Denis dénommé Yves, le manuscrit original se divisait en trois parties. La première narre l’histoire du saint de sa naissance jusqu’à la prédication de saint Paul à Athènes, la deuxième poursuit le récit de sa conversion jusqu’à son martyr et enfin, la troisième est un abrégé de l’histoire de France en relation avec le culte de saint Denis. De ces trois parties seules les deux premières ont subsisté et sont aujourd’hui divisées en trois volumes, respectivement de 178, 133 et 112 feuillets de parchemin, illustrés de miniatures polychromes et conservé à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro d’inventaire Français 2090-2092.
Avant d’entrer dans les collections de la BnF, le manuscrit, prévu à l’origine pour être offert à Philippe IV le Bel, est passé entre plusieurs mains. Après Philippe V, il resta dans la bibliothèque royale jusqu’à Charles V puis, au XVe siècle, a appartenu à Jeanne de Laval, deuxième épouse du roi de Naples, René d’Anjou, dont les armoiries figurent sur le premier feuillet (Fig. 1). Après elle, le manuscrit refait surface au XVIIe siècle dans les collections du comte Philippe de Béthune avant de revenir entre les mains de Louis XIV en 1664.
Notre reproduction reprend les miniatures du manuscrit illustrant la vie du saint céphalophore le plus célèbre de France et premier évêque de Paris, en 81 planches noires et blanches. Une miniature peut illustrer une ou plusieurs scènes. Dans ce cas, la lecture des différents tableaux se fera du bas vers le haut et de gauche à droite.
Avant d’entamer la narration de la légende de saint Denis, il convient de rappeler que ce récit est celui contenu dans le manuscrit susmentionné. Au Moyen Âge, les vies de trois Denis ont été entremêlées. Ainsi, Saint Denis, évêque de Paris ayant vécu au IIIe siècle, a été identifié à Denys l’Aréopagite, converti par saint Paul, évêque d’Athènes et martyrisé vers l’an 95. C’est à ce dernier que l’on a attribué des traités de théologie mystique, tels que le traité des Noms divins, celui de la Hiérarchie céleste ou encore la Théologie mystique, qui sont en réalité les œuvres d’un troisième Denis dit Pseudo-Denys l'Aréopagite, un moine syrien du Ve siècle. Si aujourd’hui la distinction de ces trois hommes est entendue, leur histoire respective n’en forme plus qu’une dans notre légende dont voici le récit.
La légende de saint Denis
Denis vivait à Athènes avec sa femme Damaris. Il était juge à l’Aréopage, colline d’Athènes à l’ouest de l’Acropole, et enseignait la philosophie dans l’un des cinq quartiers de la ville. À vingt-cinq ans il se rendit en Égypte, à Héliopolis, pour approfondir ses connaissances astronomiques (Fig. 2).
Lors de son séjour, il fut témoin de l’éclipse solaire qui eut lieu au moment de la mort de Jésus-Christ. Une fois de retour sur sa terre natale, encore bouleversé par ce phénomène qui pour lui était la résultante de la souffrance et la mort d’un dieu, il fit édifier un autel au dieu inconnu. Autel auquel saint Paul fait référence pour prêcher aux Athéniens (Actes des Apôtres, 17, 22-23). Après avoir écouté saint Paul et assisté à un miracle, Denis et sa femme se convertirent et furent baptisés par l’apôtre (Fig. 3).
Quelque temps plus tard, l’apôtre le sacra évêque d’Athènes. Dès lors, il se mit à prêcher l’évangile, à faire renverser les statues des dieux et composa plusieurs traités tels que la Hiérarchie céleste (Fig. 4) ou les Noms divins.
Il se rendit à Rome lorsqu’il apprit que, sur ordre de l’empereur Néron, saint Pierre et saint Paul furent emprisonnés, mais ne put arriver à temps pour les voir avant leur exécution. Il rencontra alors le pape Clément qui lui confia la mission d’aller évangéliser les Gaules (Fig. 5). Après une étape à Arles, saint Denis, accompagné de saint Rustique et saint Éleuthère, se rend à Lutèce, nom de la ville antique de Paris (Fig. 6). Il y construisit une église, convertis des parisiens et ordonne prêtres et évêques pour qu’ils aillent porter la Bonne Nouvelle aux autres peuples de la Gaule.
Face au succès grandissant de saint Denis, les prêtres païens décidèrent d’agir en dépêchant à Rome des délégués auprès de l’empereur Domitien pour plaider leur cause contre cette nouvelle religion. Ce dernier envoya le gouverneur Fescennius Sisinnius et une troupe de soldats afin de rétablir l’ordre (Fig. 7). Exhortés par les prêtres païens et leurs partisans dès leur arrivée à Paris, Sisinnius fit rechercher saint Denis.
Entre temps, ayant été averti de l’arrivée des Romains, saint Denis, pressentant le sort qui l’attendait, chargea l’évêque de Meaux Saintin et Antonin de faire le récit de sa vie et de son martyr et de l’apporter au pape. Saint Denis ainsi que ces compagnons saint Rustique et saint Éleuthère furent arrêtés et conduits devant le tribunal de Sisinnius. Le gouverneur leur ordonna d’abjurer leur foi et de se soumettre à la volonté de l’empereur. Ceux-ci refusèrent et confessèrent leur foi en Jésus-Christ (Fig. 8).
Pour ajouter à la colère du gouverneur, une parisienne, Larcia, accusa saint Denis d’avoir ensorcelé son mari Lisbius. Ce dernier qui ne nia pas s’être converti et proclama haut et fort son dédain pour les autres dieux, fut exécuté sur le champ et devint ainsi le premier martyr chrétien de la ville de Paris.
C’est alors pour saint Denis et ses deux compagnons le début du calvaire. À plusieurs reprises Sisinnius leur demandera de renoncer à la foi chrétienne et d’adorer les anciens dieux et à chaque fois il sera confronté au même refus catégorique des trois saints. A chacune de leur dénégation un supplice leur fut administré. Au premier refus, saint Denis saint Rustique et saint Éleuthère furent dévêtus et flagellés (Fig. 9) puis enchainés et emprisonnés (Fig. 10).
Au deuxième refus ils furent attachés sur des planches et flagellés une deuxième fois (Fig. 11).
Au troisième refus, seul saint Denis subit la torture sous le regard impuissant de ses compagnons. Il fut étendu sur un gril ardent (Fig. 12), exposé aux bêtes (Fig. 13), jeté dans un four brûlant (Fig. 14) et pour finir, mis en croix (Fig. 15).
Sisinnius n’ayant toujours pas obtenu l’abjuration escomptée, saint Denis fut renvoyé en prison avec saint Rustique et saint Éleuthère ainsi que tous ceux qui ont été convertis. Durant son séjour en prison, saint Denis célébra des messes, et c’est lors de l’une d’elles que le Christ lui donna la communion (Fig. 16).
Pour la quatrième fois, le gouverneur convoqua saint Denis et ses compagnons et les menaça de mort s’ils continuaient à s’obstiner. Refusant toujours d’adorer les dieux, Sisinnius leur montra les corps des chrétiens qu’il avait fait mettre à mort, dévoilant ainsi le sort qui les attendait (Fig. 17). Malgré cette vision d’horreur, les trois saints restèrent inflexibles. Ils furent alors flagellés pour la troisième fois (Fig. 18).
Sachant qu’il n’arriverait pas à les faire renoncer à leur foi, Sisinnius les condamna à mort avec effet immédiat. Les saints Denis, Rustique et Éleuthère subirent la décollation et après leurs morts ils prononcèrent le nom de Jésus (Fig. 19).
Tandis que les âmes de ces trois martyrs furent emportées au ciel, le corps de saint Denis se releva soutenu par deux anges (Fig. 20), pris sa tête dans les mains et chemina du lieu de son exécution sur le mont des Martyrs (Montmartre) vers le nord sur six kilomètres environ et ce jusqu’à la maison de Catulla (Fig. 21). Saint Denis remit alors sa tête dans les mains de cette pieuse femme issue de la noblesse romaine et s’écroula. Catulla fit ensevelir le corps du saint et déposa elle-même la tête du saint homme dans la tombe. Le lieu où les pas de saint Denis se sont arrêtés se nommait Catulliacum, village deviendra plus tard la ville de Saint-Denis.
Restés sur place, les corps de saint Rustique et saint Éleuthère furent destinés à être jetés dans la Seine. Catulla, voulant éviter cela, mit au point une ruse. Elle invita à sa table les hommes chargés de cette tâche et leur servit copieusement à boire (Fig. 22). Pendant ce temps les serviteurs de Catulla récupérèrent les corps des malheureux pour les faire ensevelir aux côtés de saint Denis (Fig. 23).
Célébrant sa messe à Arles, saint Rieule ajouta inconsciemment les noms de saint Denis et de ses deux compagnons à ceux des apôtres et vit trois colombes ayant sur leurs poitrines les noms des trois saints inscrits en lettres de sang (Fig. 24). Il comprit alors que Denis, Rustique et Éleuthère n’étaient plus et décida d’aller à Paris.
Une fois les corps des saints localisés, il inscrivit sur les sépultures les noms et les faits importants de la vie de chacun et baptisa Catulla. Cette dernière fit bâtir sur la tombe des trois martyrs une église de bois que saint Rieule consacra après être revenu de Senlis où il avait baptisé le gouverneur Quintilien.
Désireux de respecter la promesse faite à saint Denis, Saintin et Antonin partirent pour Rome afin de remettre au Pape le récit de la vie de saint Denis et de ses compagnons. En cours de route, Antonin tomba gravement malade. Saintin décida de poursuivre sa route, il confia donc les bons soins de son ami à l’hôtelier qui devait, grâce à une bourse d’argent, pourvoir à ses besoins et si le pire devait arriver, de l’enterrer dignement. Antonin périt peu après le départ de Saintin, et l’hôtelier, rompant son serment, préféra garder l’argent. Comble de l’ignominie, il jeta le corps du défunt dans une fosse à ordures (Fig. 25). Miraculeusement, Saintin fut averti du sort de son malheureux compagnon de voyage et revint sur ses pas. Après avoir admonesté comme il se doit le coupable, Saintin lui pardonna son geste devant son repentir sincère. L’hôtelier le conduisit alors jusqu’à la fosse où il ressuscita Antonin, puis le lava et le communia (Fig. 26) avant de reprendre leur route jusqu’à Rome afin d’accomplir leur mission.
A regarder les miniatures reproduites dans notre ouvrage, il peut paraître étonnant de voir les personnages vêtus comme au Moyen Âge alors que la légende se déroule durant l’antiquité. Toutefois, cet anachronisme tend à s’expliquer par le fait que les artistes de l’époque ne possédaient pas les connaissances historiques nécessaires à une restitution fidèle des vêtements, mobiliers ou architecture de l’antiquité. Ils s’inspiraient donc de ce qu’ils connaissaient et illustrait leurs miniatures avec des éléments contemporains.
Parmi les quatre-vingt-une planches de notre ouvrage, trente d’entre elles portent, en parallèle des évènements de la légende de saint Denis, des représentations de la vie quotidienne des parisiens et parisiennes du XIVe siècle (pl. II, XXXI, XXXII, XXXV-XXVII et XLII-LXV). Ces petites scénettes sont placées au bas des miniatures, et sont de taille plus réduite, sorte de trame de fond sur laquelle se déroule l’intrigue principale. Ces représentations sont tellement rares qu’elles en deviennent exceptionnelles.
Les citoyens parisiens sont montrés dans leurs occupations journalières que ce soit sur le fleuve ou sur les ponts devant les portes de la ville. Sur la planche LXIV (Fig. 27) est représenté l’ancien Pont au Change avec ses moulins sur bateaux auxquels des meuniers, arrivant par barques, viennent apporter du grain à moudre.
Plusieurs métiers sont également représentés (Fig. 28 et 29) : muletier, bouvier, porcher, berger, marchands, portefaix, ménétrier, fauconnier, médecin, barbier, pécheurs, etc.
La pauvreté est également illustrée avec des mendiants dessinés avec différentes infirmités (aveugle, estropiés) (Fig. 30).
Sur la planche XLII (Fig. 31), on peut apercevoir un ancien moyen de transport. Il s’agit d’une grande machine pouvant accueillir cinq passagers assis dans le sens de la longueur sur un seul rang. Monté sur quatre roues, le véhicule est clos de toute part et tiré par deux chevaux dont l’un porte le conducteur. Cette voiture toute en longueur était ainsi profilée pour pouvoir circuler dans les rues étroites du Paris du Moyen Âge.
L’approvisionnement de la capitale en denrées alimentaires ou autres, se faisait par voie fluviale et plusieurs de nos miniatures en font l’illustration (Fig. 32 et 33).
Outre les activités quotidiennes, les parisiens avaient de quoi se distraire grâce à ces jongleurs ou montreurs d’ours et de singe (Fig. 34 et 35).
Les enfants s’amusaient au jeu de la bascule (Fig. 36) tandis que les habitants se détendaient en s’octroyant une petite sieste (Fig. 37), en chantant (Fig. 38) ou encore en nageant (Fig. 39).
Si l’importance de ces scénettes, comme source d’informations historiques est incontestable, le contraste existant entre les épisodes de la vie du saint, parfois terribles, et ceux des personnages vaquant sereinement à leurs occupations quotidiennes, reste saisissant.
Conservé à la Réserve des livres rares de la Bibliothèque de la Compagnie (Paris) sous la cote Rés. M. 76.
Dr. Émeline PULICANI, bibliothécaire-catalogueuse
Province de France de la Compagnie des Prêtres de Saint-Sulpice