Avril 2022

Sainte Famille, dite la Vierge aux cerises, d'après Augustin Carrache (1557-1602), huile sur toile, 119 x 92 cm.


vierge aux cerises 1Figure 1. (c) B.Guillet/A.Roy.

 

En janvier 2022, le généreux mécénat du Supérieur général de la Compagnie des Prêtres de Saint-Sulpice a permis la restauration d'une des pièces remarquables de la collection de la Compagnie. Obscurcie par le temps et quelques retouches maladroites, cette Sainte Famille avait peu retenu l'attention jusqu'à présent.

Cette huile sur toile reproduit la Vierge aux cerises peinte par Augustin Carrache (1557-1602) à la fin du XVIe siècle. L’œuvre originale passa rapidement en France, où elle est attestée au milieu du siècle suivant dans la collection du célèbre financier et amateur d'art Everhard Jabach, puis dans celle du prince de Conti, avant d'intégrer les collections publiques suite aux saisies révolutionnaires. Elle est aujourd'hui conservée au Musée du Louvre.
https://collections.louvre.fr/en/ark:/53355/cl010062375

 

Cette reprise intégra le patrimoine de la Compagnie à une date inconnue, probablement à la fin du XIXe siècle. Très fidèle à l'original, jusque dans ses dimensions, elle présente la sainte famille dans une scène d'intimité, où Marie et Joseph jouent avec Jésus enfant. Appartenant au genre très populaire de l'enfance du Christ, elle prend des libertés avec le texte des Écritures, qui reste muet sur les épisodes de la vie de Jésus entre sa naissance et l'âge adulte.
Ce thème mêle souvent la douceur de l'amour familial, en particulier maternel et le piquant anecdotique des joies de l'enfance à des détails à la forte charge symbolique. Leur présence ajoute à cette première impression d'insouciance en arrière-plan, discret mais bien présent, la perspective de la Passion et de la Résurrection, aboutissement de l'Incarnation de Dieu en un jeune enfant. L'incarnat des cerises évoque la destinée sanglante du Sauveur mort sur la Croix, que contemple le regard songeur de la Vierge, méditant ces mystères dans son cœur.

L'acquisition du tableau original par de grands collectionneurs parisiens dès le milieu du XVIIe siècle explique sa traduction en eau-forte dès cette époque par le graveur Jean Boulanger (1608-1680). Pratique courante au XVIIe siècle, la transposition de l’œuvre sur la matrice a entraîné l'inversion de l'image à l'impression.

 

vierge aux cerises 2Figure 2. (c) C.Savary

 

Entre l'original et la copie, deux différences retiennent l'attention : le voile de pudeur et le visage de la Vierge.

Le premier fut ajouté à l’œuvre originale quelques années ou décennies après sa réalisation. Le Musée du Louvre fit le choix de le retirer au XXe siècle, seules la gravure et des photographies anciennes en gardent le souvenir. La restauration du tableau a montré que les quelques traits qui suggèrent le voile font partie intégrante de l’œuvre, dès sa réalisation ou très peu de temps après. Son drapé s'écarte pourtant résolument de celui qui fut posé sur l’œuvre originale, d'une matérialité très opaque, ne couvrant qu'une cuisse avant de tomber entre les jambes. Celui de la Compagnie est beaucoup plus horizontal, passant d'une jambe à l'autre, composé seulement de quelques traits de peinture grise très espacés. Cette touche très libre, comme esquissée, lui confère une transparence qui tranche avec l'épaisseur des autres drapés.

 

vierge aux cerises detail 1Figure 3. (c) B.Guillet/A.Roy.

 

Faut-il en conclure qu'il s'agit aussi d'un ajout, quasi contemporain de la réalisation de la copie ? Ou bien que le copiste avait sous les yeux l’œuvre du Carrache avant l'apparition du voile ? La qualité picturale du traitement des drapés et des physionomies, les techniques employées, comme l'usage de glacis de laque de Garance, pointe plutôt vers une réalisation à l'articulation de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle. Cette datation, jointe à la question du voile, pourraient suggérer une réalisation de l'atelier ou de l'entourage proche du maître.

Ces réflexions rendent d'autant plus délicat, et intéressant, le surprenant changement d'aspect du visage de la Vierge.

 

vierg aux cerises detail 2 1Figure 4. (c) B.Guillet/A.Roy.

 

Augustin Carrache lui donna, dans la version du Louvre, une forme plutôt affinée, menton et nez délicatement pointus accentuant l'impression d'un petit visage encore juvénile, contrastant avec le sérieux du regard songeur tourné vers le bas du tableau. Il se rapproche assez de celui de quelques-unes de ses madones, comme celle de la pinacothèque de Dulwich, ou celle de la Galerie nationale de Parme.

https://it.wikipedia.org/wiki/File:Carracci,_Annibale_-_Madonna_and_Child_with_St_John_-_Google_Art_Project.jpg

https://en.wikipedia.org/wiki/Madonna_and_Child_with_Saints_(Agostino_Carracci)

Le visage de la version de Saint-Sulpice, identique à celui de la gravure de Boulanger, offre une apparence à la fois plus adulte et plus romaine. La mâchoire plus affirmée, les lèvres plus épaisses, le regard assuré lui confère une présence, une certaine solennité, qui n'est pas sans évoquer une figure de patricienne plutôt que de jeune fille. Sa restauration a révélé un repentir dans le placement des yeux. Ce détail pourrait suggérer que le changement de visage aurait été initié lors de cette copie. Cette physionomie n'est pas sans similarité avec certaines œuvres du fils naturel et élève d'Augustin Carrache, Antoine (1583-1618), comme sa Madone trônante avec Marthe, Marie et Jean-Baptiste conservée à la Pinachotèque de Berlin.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Antonio_carracci,_madonna_in_trono_coi_ss._marta,_giovannino_e_maria_maddalena,_1614,_01.jpg

La franchise déjà classique des coloris, cette physionomie romaine de la Vierge, la connaissance de première main du modèle et le choix audacieux de l'adapter pourraient situer l’interprète anonyme de cette œuvre dans la jeune génération des années 1600, à l'intersection entre l'entourage proche des ateliers de la famille Carrache et les influences artistiques romaine. Une telle conjonction s'observe par exemple dans le parcours d'Antoine Carrache, dont on se prend à rêver qu'il eut pu avoir un rapport avec cette élégante copie.

 

Collection de la Compagnie des Prêtres de Saint-Sulpice

Clément SAVARY, consultant auprès du Comité du Patrimoine
Province de France de la Compagnie des Prêtres de Saint-Sulpice