Les événements survenus à Paris en ce début janvier 2015 nous ont tous bouleversés. L'émotion est là, toujours. Il faut prier. Il faut aussi réfléchir. Je déroge à la "ligne éditoriale" de ce site de la Province de France de Saint-Sulpice en publiant cet article qui ne parle pas spécialement de la Compagnie. Sur Facebook j'ai lu cet article de quelqu'un qui publie beaucoup de réflexions régulièrement sur de nombreux sujets.

Il s'appelle Koz (sur Facebook !). Il avait été invité il y a 2 ou 3 ans à donner aux évêques de France réunis à Lourdes le témoignage d'un catholique engagé sur les réseaux sociaux. J'aime ses réflexions en général, et celle-ci en particulier: je m'y retrouve bien. La proposer ici n'engage que moi. Elle a été rédigée le 8 janvier, au lendemain du "1er jour", donc avant le dénouement final et ses nouveaux morts. Cela ne change rien sur le fond me semble-t-il... (P. Jean-Marc Micas, Supérieur de la Province de France)


"Hier matin, quelques deux heures avant que mon pays ne soit frappé, sur le chemin d’une église, je suis passé devant la Une de Charlie Hebdo. Elle était composée d’une représentation de Marie, jambes écartées, et proclamait « la véritable naissance de Jésus ». J’ai pensé que je devais porter mon regard sur plus important, qu’en s’abaissant de la sorte, ce n’est pas moi qu’ils diminuaient.

Ce matin, il a fallu trouver les mots pour expliquer aux enfants, avant que la cour de récré ne s’en charge. Expliquer, à peu près en ces mots, que des hommes fanatisés essaient d’imposer leur façon de voir par la terreur, et que la seule réponse au terrorisme est de refuser de seulement ressentir cette terreur, expliquer aussi la liberté d’être primaire, bref la liberté d’opinion.

Entre-temps, il y a eu l’effroi absolu, il y a eu ces images de l’assassinat de ce policier, Ahmed Merabet (dont l’islam semble au passage avoir été compatible avec le sang versé pour sa mission au service de la France) que j’ai vues avant que l’on sache ce qu’elles montraient. Et cette image de son assassinat, dont je sais qu’elle ne me quittera pas. Il y eut la douleur pour toutes les victimes. Il y eut la sidération, face aux conséquences de cette attaque terroriste pour le pays, qui ne sera plus comme avant ce jour du 7 janvier 2015. Que va devenir la France ? Que va-t-elle être, ou ne pas être ? Sera-t-elle, ou ne sera-t-elle pas ?

Être ou ne pas être Charlie. Au risque conscient et assumé d’être mal compris, ou compris et conspué, j’ai essayé d’être Charlie et je n’y parviens pas totalement. Si être Charlie, c’est valoriser l’insulte aux convictions profondes de l’autre comme modalité du « vivre-ensemble », j’ai bien du mal à être Charlie. « Il ne suffit pas de refuser l’erreur pour penser juste » écrivait Mgr Jean Honoré, qui poursuivait ainsi : « la vérité est autre chose que la négation d’une négation ». Et la vérité m’intéresse aujourd’hui encore plus que la liberté de dire des conneries. Aux Etats-Unis, dont on connaît l’attachement viscéral à la liberté d’expression, peut-être plus fort encore qu’en France, les journaux n’ont pas publié les caricatures contrairement à ce que tout le monde semble réclamer sur les réseaux en France – signe que l’on peut être partisan de la libre expression comme de son bon exercice. Les attaques terroristes révèlent parfois le meilleur des Hommes, mais nous sommes aussi habitués à ce qu’elles ne suscitent pas toujours les bonnes réactions. C’est généralement sur le plan sécuritaire, en l’occurrence il serait préférable que ces attaques ne se traduisent pas par une sacralisation de l’agression, même par le dessin.

J’ai écouté Philippe Val, bouleversant. Pour autant, si ce qu’ils voulaient, c’était juste que l’on puisse vivre heureux, comme il le dit, le chemin qu’ils ont choisi en pratiquant trop souvent l’injure, au-delà de la seule dérision, m’interpelle. Je suis conscient toutefois qu’au-delà du seul Charlie Hebdo, les hommes qui ont mené l’attaque d’hier veulent abattre ce que nous sommes, et la liberté d’expression avec, même lorsque l’on réprouve la façon de l’exercer. Si c’est cela, être Charlie, je peux être Charlie.

Toute réserve cède en tout état de cause devant l’ignominie de l’assassinat abject de simples dessinateurs. Et je n’ai aucun doute sur un point : je suis le frère de Wolinski, de Charb, de Tignous, de Cabu, de Philippe Honoré, des hommes que leurs amis décrivent comme pétillants, chaleureux et facétieux et qui pouvaient, aussi, se montrer respectueux. Et je suis le frère des autres victimes des terroristes. J’imagine que j’étais les leurs, ils étaient à tout le moins les miens. Je suis le frère d’Ahmed Merabet, et celui de Frank Brinsolaro, policiers tués dans l’exercice de leurs fonctions. Le frère de cet homme de la maintenance, qui n’est pas identifié. Je suis frère de leurs familles. Je suis le frère des dessinateurs de Charlie. Frère en humanité, frère dans la douleur et dans le deuil de ce jour, frère parce que Français, aussi, et porteur d’une part de ce que les terroristes ont voulu abattre. Dans quelques instants, à midi, les cathédrales de France sonneront le glas pour les victimes de cette attaque et je m’associerai à la minute de silence de la République comme à la prière pour tous.

Être ou ne pas être la France. Ce que je craignais face aux événements de décembre est en train de se produire. A Montrouge, une autre attaque s’est produite. Mais au Mans, c’est une mosquée qui a été visée. Des coups de feu ont été tirés vers une salle de prière dans l’Aude. Dans le Vaucluse, la voiture d’une famille musulmane a été visée par des tirs. Certains se réjouiront, des matamores fanfaronneront. Personne ne peut regarder l’enchaînement de la violence sans en être profondément préoccupé.

Le terrorisme vise à instiller la peur, c’est étymologique. Il vise à importer le chaos chez l’ennemi que l’on s’est donné, et que l’on ne peut attaquer autrement. Y céder est une première victoire des terroristes. La victoire de la France est de continuer à vivre sans égard pour la barbarie, continuer à prendre les transports en commun, à se rendre à son travail. Continuer d’être.

Plus encore peut-être que d’autres actions terroristes, celle-ci vise directement et globalement la France, sa culture et ses valeurs. C’est la démocratie, c’est la liberté, c’est le respect de l’autre. Les abandonner ou les entacher serait, là également, rendre les armes, aussi faibles soient-elles.

Mais continuer d’être, et d’être la France, suppose aussi de savoir ce que nous sommes. Parce que nos valeurs se veulent universelles, certains en viennent à contester que l’on puisse les revendiquer comme Français. C’est voir une contradiction là où il n’y en a pas. Je ne suis guère optimiste sur la possibilité qu’il advienne, mais un travail profond devrait être mené pour retrouver le sens de la France, qui ne peut pas persister dans les dérives individualistes, dans un vivre-ensemble ersatz de société, une tolérance qui n’est qu’indifférence, et la dérision comme absolu. Cela doit aussi passer par l’arrêt des querelles ridicules comme nous venons à peine d’en connaître.

Être ou ne pas être chrétien. Pour ceux qui se reconnaissent dans la foi chrétienne, c’est aussi le moment de se montrer fermes dans leur foi. Fermes pour s’opposer aux conceptions qui la contredisent, à l’instar du refus de l’égalité hommes-femmes. Fermes dans la recherche d’une réponse juste, fermes dans la demande de l’explicitation et de la proclamation du rejet de la violence par les musulmans, comme beaucoup, déjà, l’ont fait. Fermes dans le refus de cet engrenage de la violence.. Ce n’est pas en cessant d’être chrétiens que l’on défendra le christianisme. Le chrétien ne distingue pas les purs et les autres : il sait que le péché originel, plus qu’un événement, signifie que la tentation du mal guette tout Homme, et que la barbarie est tapie quelque part chez tous. En cela, il sait qu’il est aussi le frère des bourreaux d’hier, quelle que soit l’horreur qu’ils nous inspirent.

Si le chrétien tend l’autre joue, ce n’est pas pour sourire au martyr, ou pour en redemander. C’est précisément pour ouvrir une autre voie, aussi ardue soit-elle, que la violence en retour. Il a fallu que cet attentat intervienne le jour où quatre imams de France étaient en visite au Vatican, au nom du dialogue entre les religions, contre l’affrontement, et le lendemain de cette intervention du Cardinal Tauran dans La Croix, qui se concluait par cette phrase d’Edmond Rostand : « C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière » .

Comme croyant, je veux aussi m’accrocher à ces mots d’Etty Hillesum comme à un viatique pour les temps difficiles qui s’annoncent. Je les ai beaucoup cités ces derniers jours, mais ils supportent la répétition. Signe de communion, ce sont les mots d’une jeune femme juive très proche du christianisme. Nous ne pouvons qu’être fidèle à ces mots, écrits dans une douleur incomparable à celle que nous pouvons ressentir aujourd’hui, et auxquels Etty Hillesum a su, elle, être fidèle :

Prière du dimanche matin. Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois, je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. (…) Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu."
Il n’est pas innocent que cette attaque se soit produite en France, à Paris. Contre la liberté d’expression. Contre nos valeurs aussi. Contre la France, qui est aussi l’un des berceaux du christianisme, lui-même berceau de nombre de ses valeurs. Le monde entier nous regarde, nous devons faire honneur à la France, et être pleinement Français."